A la moitié du chemin, Philippe m’interpelle : « tu peux fermer un œil si tu veux. Le kass c’est soporifique. Du bruit, durant des heures, c’est un peu monotone aussi. A la fin, tu perds 20 points de Q.I ! Mais tu as le temps de penser, tu fais que ça d’ailleurs ! Tu es tranquille et seul aussi. Le tracteur, les gars aiment bien, c’est leur machine. Y a que là qu’ils sont seuls, sinon sur la base tu es toujours avec quelqu’un.»
Je me laisse effectivement « bercer » par le bruit du kass et de la glace râclée. Je somnole quelques dizaines de minutes …
« Ici ce sont des dunes à perte de vue. Tu en montes une et une autre se profile devant toi » me raconte un peu plus tard Philippe.
Etrange ! Moi, ça fait quatre heures que j’ai l’impression que tout est … plat ! Je n’intègre pas du tout la topographie du lieu. Je me sens au milieu de … nulle part !
Moi : « c’est toujours le même relief ? »
Philippe : « oui. Parfois c’est moins calme, tu vois que le vent est passé par là, y a des bosses. »
Moi : « et pour passer le temps ? De la musique ? »
Philippe : « Moi non parce que j’aime bien me concentrer. Dans le tracteur tu peux écouter de la musique plus facilement parce que la conduite est automatisée et qu’il y a moins de bruit. Moi j’aime bien les livres audio »
C’est une piste qui ne finit jamais. Un film qui repasse en boucle. Du blanc à perte de vue. Et d’ailleurs en ce milieu de journée, le ciel est tout aussi blanc que la glace ! Tout se confond. On chemine entre ciel et terre.
Moi : « comment faire pour tracer la route ? »
Philippe : « On la prépare en amont. On essaye de prendre les courbes de niveau pour ne pas avoir une montée trop raide. On a des points caractéristiques, D3 D10 D17 … D21 D31 D33 D47 (les points D pour l’ancienne route) E 14 E23 E47 … (E pour la nouvelle route) que l’on repère sur une carte puis on cherche les coordonnées GPS de ces points. Dans la dameuse, il y a un indicateur de cap, un ordinateur qui a enregistré la route ».
Moi : « entre le 1 et le 2ième pré-acheminement, c’est la même neige ? »
Philippe : « Là, c’est même plus de la neige, c’est plutôt de la glace. Cette année, c’est bizarre. C’est la sécheresse. Ça fait plus de trois semaines qu’il n’y a aucun flocon qui est tombé. Mais quand tu passes D110, plus loin sur la route du Raid, la neige n’est plus la même, c’est du sucre. Tu t’enfonces, comme dans des sables mouvants. Il a fallu plusieurs raids pour compacter la neige. »
Moi : « le chemin ne s’efface pas d’année en année ? »
Philippe : « ici, sur cette portion, oui, parce qu’il y a du vent. Là-haut, non. On retrouve le cordon. C’est pour ça qu’on fait un cordon. C’est important. Sur le côté gauche c’est surélevé, tu vois ? On fait vomir la lame de la dameuse du côté droit (ou ouest). L’année d’après, le centre de la route est effacé mais tu retrouves le cordon ».
A 12h10, je perçois mieux le chemin tracé.
J’ouvre mon sac de vivres préparé par le cuisinier de DDU (2 sandwich - aux rillettes et au chèvre - une barre chocolatée, de petits gâteaux secs à la noix de coco, une pomme et une bouteille d’eau gazeuse).
Je remarque la direction du vent qui s’est engouffré dans la glace. Il a ciselé de petits feuilletés de glace bien lisses, soyeux et brillants qui ont l’air de fines pellicules d’argile empilées les unes sur les autres. Philippe ouvre la fenêtre pour ne pas somnoler. Une vague d’air froid s’engouffre. Il fait -5°C, ressenti -15°C avec le vent.
13h00 : on est arrivé au point E43. Philippe trace quatre « parkings » dans la glace pour les Caterpillar qui nous rejoignent et déposent chacun traîneaux de gasoil. Amusant ce ballet mécanique monté sur des skis géants !