Sous l’eau les ordinateurs de plongée marquent -2°C. Mais en réalité c'est -1,8°C. De toutes façons c'est froid, très froid. On en sort avec le visage anesthésié et les mains complètement insensibles. Au plus profond nous sommes descendus à 19.5m et nous sommes restés dans l’eau entre 15 et 20 minutes à chaque fois.
Lors de notre mise à l’eau, les manchots adélies s’empressent d’en sortir, comme montés sur des ressorts ils sautent en grappe à pieds joints sur la glace. Un dernier OK à la sécurité de surface et nous descendons. La première couche d'eau est très trouble à cause de toutes les micro-algues qui se sont développées à la surface. Suit une seconde couche d'eau différente: un mélange très trouble d'eau salée et d'eau douce. Puis, tout d’un coup, c'est la clarté et le calme total. Après le brouhaha des préparatifs et l’effervescence de la logistique en surface, c’est un pur bonheur d'eau claire et très froide. Le fond est tapissé de matière organique en décomposition. Nous devons faire attention à nos mouvements car nos palmes ont vite fait de soulever un nuage trouble et verdâtre à travers lequel on ne voit plus rien. Par endroits nous évoluons avec de l'eau libre au dessus de nos têtes. A d'autres endroits nous nous engouffrons sous la banquise. Les formes et les couleurs sont surréalistes.
Le fond est rocheux constitué de gros blocs qui servent de substrat aux organismes. Les blocs sont recouverts d’une épaisse couche limoneuse, verdâtre qui pourrait être constituée des algues épontiques (qui vivent à l’interface entre la banquise et la mer) qui sédimentent peu à peu depuis la banquise. Nous trouvons une faune ni très diversifiée ni très abondante : des étoiles de mer rouges Diplasterias sp. et Odontaster validusque nousavons collectées pour les photographier, les disséquer, et pour certaines les maintenir en aquarium pendant notre séjour ; mais aussi des oursins réguliers mauves Sterechinus neumayeri, des némertes vermiformes couleur chair Parborlasia corrugatus et d'autres formes de vie, plus rares ou moins visiblescomme des ophiures ou des polychètes Flabelligera grouillent ici et là.
Le froid nous mord. Nous sommes handicapés par les épaisseurs de matériel et de vêtements que nous portons et qui ne permettent pas des mouvements précis, ni rapides. On a du mal à atteindre nos instruments de plongée, on n'arrive pas à être précis avec nos gros doigts dans nos gros gants. Au niveau du corps la température est tout à fait supportable, au niveau de la tête ça commence à faire un peu froid, et le contour des lèvres est complètement anesthésié. On tient le détendeur avec les dents. On respire doucement et on ne sollicite qu'un appareil à la fois: soit le détendeur, soit le gonflage de la combinaison étanche, soit le gilet stabilisateur, au risque de faire givrer notre premier étage (l’élément directement fixé à la robinetterie des bouteilles). S'il givrait, ce serait le débit continu assuré et le vidage de la bouteille en 30 secondes. Les gestes sont calmes et lents. C'est très agréable et très douloureux à la fois. Les mains souffrent. Ce sont les premières à nous dire qu'il faut remonter. Au bout de 15 minutes on ne sent plus le bout des doigts, et on travaille à la paume des mains. Cela veut dire qu'il est grand temps de sortir de là.
On a eu des grosses frayeurs à deux reprises lors de la mise à l'eau car la banquette de la banquise s'est brisée et détachée sous nos pieds. La banquise, sous l’action de l’eau de mer, s’érode et fond par dessous, laissant quelques centimètres d’épaisseur de glace au dessus de l’eau ; ces quelques centimètres s’étendent sur une distance variable de quelques centimètres à un mètre ou plus et rien ne nous permet d’en juger. Lorsque la banquette s’effondre sous notre poids,c’est très impressionnant. Le craquement sinistre qui accompagne notre chute dans l’eau déclenche une sorte de panique réflexe. C'est très rapide et ça tombe d'un coup, puis le morceau de glace bascule. Tout va à l'eau. Mais tout équipés nous ne risquons rien.
Une fois à la surface, les doigts gourds et 40 kilos de matériel au dos, on a besoin d'assistance pour remonter sur la banquise. Une fois décapelés, les dessous des bras des camarades nous réchauffent parfois les mains à la sortie de l'eau. On se sèche vite le visage et on met une cagoule sèche pour ne pas glacer de la tête. On boit du thé chaud. Puis on rigole beaucoup car on ne peut presque pas parler à cause du froid.
On n'a toujours pas pu récupérer nos pièges à larves car les sites sont inaccessibles, mais on garde espoir de pouvoir les atteindre, au moins en partie, dans les jours à venir.